Le paradoxe d’Abilène tire son nom d’une petite ville du Texas, Abilène, qui a servi de théâtre au sociologue Jerry Harvey pour l’élaboration d’une parabole illustrant comment un groupe d’individus arrive à prendre une décision qui semble satisfaire le groupe, mais qui finalement se révèle décevante pour chacun des membres (voir la parabole).
La parabole
Par une journée de chaleur accablante, quatre personnes de la petite ville de Coleman au Texas, situé à environ 85 kilomètres d’Abilène, se prélassent sur une véranda. Sous la faible brise d’un ventilateur paresseux, ils jouent aux dominos et sirotent de la limonade. Une des personnes propose alors qu’ils se rendent tous à Abilène prendre un repas dans une caféteria de la ville. Chacun trouvant que c’est une mauvaise idée accepte pourtant la proposition croyant que l’idée plaît aux autres membres du groupe. Le trajet s’avère épouvantable. La vieille Buick qui les transporte n’est pas climatisée. La poussière s’engouffre par les fenêtres ouvertes et colle à leur visage en sueur. Une fois à destination, ils prennent un repas exécrable et s’embarquent ensuite pour le chemin du retour et avalent pour la seconde fois de la journée poussière et kilomètres dans une voiture transformée en étuve. Ce n’est qu’une fois de retour à Coleman que tous ont finalement avoué qu’ils n’avaient pas envie d’aller à Abilène. Ils y sont allés simplement parce que chacun croyait que les autres membres du groupe souhaitaient vraiment prendre ce repas à Abilène. Évidemment, ils s’accusaient mutuellement pour ce manque de communication.
Le paradoxe d’Abilène est le dénominateur commun aux dynamiques que nous observons chez les décideurs adélois. Il nous permet de relier les points entre eux et de mieux comprendre certaines situations qui nous apparaissent trop souvent contradictoires.
Au plan individuel, la bonne volonté est manifeste chez la plupart des décideurs adélois. C’est au niveau des groupes qu’il y a, selon nous, achoppement. Observer un phénomène est une chose. Le comprendre et l’expliquer en est une autre. Ne dit-on pas qu’il est plus facile de combattre ce qui est nommé? Le paradoxe d’Abilène nous permet de passer du mode pourquoi au mode comment. Il nous permet surtout de poser un regard plus éclairé sur les contradictions que nous observons chez les intervenants sociaux économiques adélois.
Bien qu’il y soit très présent, le paradoxe d’Abilène n’est pas le propre de la Ville de Sainte-Adèle. On le rencontre également à des échelles plus réduites, celle de la famille, d’un groupe de travail ou d’amis. Nous avons tous, sans être en mesure de le nommer, été aux prises avec le paradoxe d’Abilène. Dès que l’on est contraint d’agir en groupe à l’encontre de nos valeurs ou de nos convictions personnelles, nous avons en main notre billet pour Abilène. Dilemme, inconfort et frustration seront du voyage.
Dans son cahier de recherche Autopsie d’un fiasco organisationnel : les applications du paradoxe d’Abilène à une entreprise familiale, Gérard Ouimet, des HEC de Montréal, nous explique comment le paradoxe prend naissance : « Un membre du groupe lance une proposition que vous cautionnez publiquement en dépit de sérieuses réserves envahissant votre for intérieur. Animé par la peur d’être rejeté par les membres du groupe ou par l’envie de leur faire plaisir, vous vous joignez à eux dans la poursuite d’un projet vous apparaissant, personnellement, saugrenu, voire carrément insensé ». Il ajoute plus loin : « Le paradoxe d’Abilène met en exergue le fait que des personnes raisonnables et sensées puissent, au contact des membres d’un groupe, commettre de leur propre gré, des actions insensées et contraignantes. En somme, les victimes du paradoxe d’Abilène font carrément le contraire de ce qu’ils veulent faire ».
Progressivement, les victimes du paradoxe d’Abilène se détachent des décisions prises par le groupe et s’enferment dans un rôle d’exécutant. Évoluant dans un contexte où leurs points de vue et leurs compétences peuvent difficilement peser dans la balance, ils sont en proie à l’insatisfaction, la frustration, la colère et voient se multiplier les conflits interpersonnels. L’asphyxie des projets collectifs, l’improductivité des décideurs et le désengagement des citoyens sont autant de fardeaux lourds à porter pour une communauté aux prises avec le paradoxe.
Dans son cahier de recherche, Ouimet nous met également en garde contre les impacts négatifs d’une prise de décision altéré par le paradoxe d’Abilène. Les projets qui obtiennent un consensus rapide, sans opposition, sont voués à l’échec à plus ou moins brève échéance: « Lorsque confrontés à l’obtention facile et rapide d’une adhésion générale, les gestionnaires avisés éviteront de l’entériner illico. Le consensus si spontanément obtenu n’est peut-être qu’un écran de fumée dissimulant de profondes réticences et divergences d’idées dont certaines peuvent se révéler bien fondées ».
Certains facteurs, comme l’homogénéité, l’hermétisme et le manque de diversité au sein d’une collectivité accélèrent l’apparition du paradoxe et favorisent l’adoption de positions rigides et réductionnistes. Le dossier du parc d’affaires La Rolland et celui de la commercialisation de l’Îlot Grignon, ne sont que deux exemples où nous observons depuis plus d’un an les effets pervers du paradoxe d’Abilène. Dans ces dossiers, les discours du groupe de décideurs et celui des individus qui le composent se contredisent à un point tel qu’ils nous plongent dans un état de consternation. Nous ne comptons plus les occasions où une personne qui nous livrait des informations importantes concernant ces dossiers concluait en nous demandant de ne jamais la citer ni même de mentionner qu’elle nous avait parlé, de peur d’être ostracisée par le groupe. Pourtant, les points soulevés lors de ces discussions étaient d’une importance capitale pour la communauté. À l’évidence, il s’agit ici d’un cas avéré de paradoxe d’Abilène.
En partageant le fruit de nos réflexions, nous souhaitons amener les décideurs qui vivent en plein paradoxe à prendre conscience du phénomène afin de l’endiguer et de contrer ses effets négatifs. Le paradoxe d’Abilène nous invite à une remise en question sanitaire. Nous devons impérativement nous libérer de l’illusion de l’unanimité. La critique constructive doit occuper plus de place au sein de la communauté adéloise ou la contestation semble être perçue comme un outrage à magistrat. Le choc des idées est de loin préférable à une paix artificielle.
Le consensus à tout prix, à n’importe quel prix, c’est le consensus mou, obstacle à tout progrès économique et social. Dans son ouvrage Les décisions absurdes, Christian Morel va jusqu’à parler de mauvaise gouvernance : « La pensée molle mène à une mauvaise gouvernance. Les adeptes du consensus mou donnent leur accord à tout prix parce qu'il faut un consensus à tout prix. Le problème ne se règle qu'en surface. Les adeptes du consensus mou n'acceptent pas les conflits ouverts. Le consensus mou ne mène nulle part, sauf à une paix sociale temporaire.
Afin de mettre en échec le consensus mou, il faut combattre deux erreurs : la pensée évasive sur les objectifs et le manque d'évaluation intelligente et continue. La mauvaise gouvernance découle de ces deux erreurs ».
Nous souhaitons que la ville de Sainte-Adèle émerge du nuage de morosité qui l’enveloppe. Nous souhaitons jouer un rôle actif dans son développement socio-économique. Les décideurs adélois doivent s’affranchir du paradoxe d’Abilène et s’exprimer enfin librement et sans crainte pour le plus grand bien de la communauté.
Quittons Abilène et reprenons la route pour Sainte-Adèle. Même si le chemin du retour s’annonce sinueux, la destination en vaut la peine.
10 commentaires:
Ha c'est drole moi c'est le contraire, je m'affirme généralement asser solidement lorsque je suis en désaccord et n'est paspeur de dire que je n'aime pas l'idée de quelqu'un.
Mais la franchise se retourne toujours contre moi et je passe pour un chialeux qui n'aime rien.
Je crois que les gens aiment être en accord par peur de conflit, moi j'ai découvert que ca m'énervait plus accepter de faire quelque chose qui ne me tentait pas que de dire non et d'avoir la haine du groupe. je préfère vivre bien avec mes décisions que de laisser les autres dicter ce que je devrais aimer ou pas mais bon...ce n'est pas parfait car je rebuque sur des choses qui en fait me font plaisir après.
Christian, je ne suis pas d'accord avec toi... :-)
aviez vous bu toute la bouteille avant d'ecrire cet article?
Je ne suis pas certain que les décideurs de Sainte-Adèle, je réfère ici aux élus municipaux, soient "associables" au paradoxe d'Abylene.
Je crois plutôt qu'ils sont victimes de leur association à "l'Equipe Cardinal" avec laquelle elles (ils) s'affichaient publiquement avant leur élection.
Comme la plupart des politiciens, elles (ils) sont victimes de la ligne de parti qui tue notre système de representation.
On devrait songer à éliminer les conseillers, les députés etc.. et nous contenter d'élire un chef, un maire ou un dictateur tant qu'a y être! ( à condition d'avoir le droit de l'expédier à Abylene quand on en serait tanné !!! )
Jean-Pierre St-Germain
@ Pierrot
La « ligne de parti » est justement une belle illustration du paradoxe d'Abilène.
Je précise aussi : lorsque nous parlons des décideurs, nous ne visons pas uniquement les élus. Les contradictions que nous avons observées et documentées débordent largement du cadre de l'Administration municipale.
J'ai vraiment apprécié ce billet, puisque j'y ai appris quelque chose de nouveau.
Je ne connaissais pas le paradoxe d'Abilène en tant que règle, bien qu'à vous lire, j'ai reconnu la source d'une multitude "d'inconforts" dans ma vie personnelle et professionnelle.
J'avoue ne pas avoir médité sur la question. Je m'interroge seulement sur certaina aspects.
Toute dissidence doit-elle nécessairement être exprimée?
Dans quelle mesure une divergence d'opinion impose-t-elle de s'inscrire en faux?
Jusqu'à quel point la cohésion sociale ou familiale commande-t-elle de se rallier à l'encontre de son opinion?
@ Omo Erectus
Le paradoxe d'Abilène tente d'expliquer les mécanismes de la prise de décision carentielle.
« Toute dissidence doit-elle nécessairement être exprimée? » Très bonne question. Si vous devez agir en groupe à l'encontre de vos valeurs, je crois que la réponse est oui.
À Sainte-Adèle, nous observons les effets pervers de la paix artificielle que procure le paradoxe d'Abilène. Certains décideurs tiennent deux discours opposés. Au plan personnel, cette situation ne peut que faire des dégâts: désengagement, dissonance cognitive, etc. Être conscient du phénomène permet à tout le moins de court-circuiter les mécanismes et les dynamiques qui participent à son apparition.
À mon avis, le paradoxe d'Abilène est la cause de biens des mots, tant au plan personnel qu'à celui des collectivités.
Heureusement dans mon cas, Je suis d'accord mais pas satisfait !
;-)
Bel article... bravo pour la motion d'échec au consensus mou. Voici ma modeste contribution à ce sujet ====> http://lavieestlarge.wordpress.com/tag/paradoxe-abilene/
Bel article... bravo pour la motion d'échec au consensus mou. Voici ma modeste contribution à ce sujet ====> http://lavieestlarge.wordpress.com/tag/paradoxe-abilene/
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